Carnet de Grimpe: 24 heures au Mont Temple

 

Nous sommes au début du mois d’août 2012. Hervé, mon fiancé, et moi en sommes à notre deuxième année à parcourir les courses classiques des Rocheuses et des montagnes Columbia, à ski, en escalade de glace, en escalade de grandes voies et de voies alpines.

Nous nous régalons à découvrir ce nouveau terrain de jeu et à nous adapter aux aspects qui le rendent si différent des Alpes: nivologie caractérisée par des mètres et des mètres de neige, approche version “chantier” dans la forêt dense, nature plutôt friable du rocher, quasi absence de refuges, éloignement et animaux sauvages; dont les plus encombrants sont de loin les moustiques et les ours grizzlis.

Photo: Thomas Biteau
Belle rencontre! Photo par Thomas Biteau

Nous avons plutôt la forme et l’idée d’ajouter quelques courses d’envergure à notre liste, dont la célèbre Arête Est du Mont Temple près du Lac Louise en Alberta, est tentante.

Le Mont Temple fut le premier sommet de plus de 11 000 pieds (3500m) à être gravit dans le Rocheuses par son arête sud-ouest (voie normale). La voie de l’arête est quant à elle fut gravit en 1934 par O. Steigmaier and H. Wittich. Considérée alors une des voies le plus difficiles du secteur par sa longueur et son exposition, elle perdit un peu en prestige dans le années 1970, avant de connaitre un regain de popularité du à l’inclusion dans la liste des “Fifty Classic Climbs of North America” (50 Ascensions Classiques d’Amérique du Nord). Pouvant être complétée en une (longue) journée, cette voie semble un objectif idéal pour nous, aventuriers du dimanche.

Mont Temple
Impossible de manquer ce sommet imposant sur depuis la route

De plus, elle présente un défi intéressant de par son aspect complet incluant escalade de rocher, déplacement en terrain glaciaire puis sommet à plus de 3500 m et descente à pied par un autre itinéraire. En dessous du niveau technique de plusieurs autres voies que nous avons grimpées dans le Rocheuses et les Alpes, l’exposition de cotation IV n’est toutefois pas à sousestimer.

Cet été, ma grande amie Anne et un copain de longue date, Thomas, ont fait le trajet depuis le Québec pour passer un moment avec nous et se joindre à nos projets de grimpe. Après un séjour dans les Bugaboos, Anne, plutôt adepte de bloc à cette époque, choisit de poursuivre sa route vers Squamish.

Thomas reste avec nous et rapidement nous nous mettons à échafauder notre plan d’ascension du Mont Temple. Par un beau vendredi après-midi, nous prenons la route en direction de Castle Junction et son terrain de camping, ou nous allons tenter de dormir quelques heures avant d’entreprendre la course. Arrivés au camping vers 19 heures, nous sommes rejoints par une autre cordée de copains: Kent et Seb.

Après un repas vite avalé et une minutieuse préparation des sacs à dos, nous nous mettons sous la tente pour quelques heures de repos.

À 1h00 du matin, après avoir vaguement fermé l’oeil, l’alarme sonne. C’est l’heure de vérité. Les trois Français: Thomas, Hervé, Seb, ainsi que Kent et moi-même montons dans notre camion et mettons le cap sur la route du Lac Moraine et le départ de la course, tout en partageant un gruau d’avoine plutôt insipide à même la casserole.

Arrivés au stationnement, il nous faut quelques minutes pour trouver le départ de la sente devant nous mener au départ de l’arête. La nuit est bien noire et nous avions du mal à nous orienter. Sans réel sentier, nous tirons à vue en remontant un couloir d’avalanche abrupte pendant près d’une heure. Nous nous suivons de près en essayant d’être le plus bruyant possible pour signaler notre présence aux grizzlis, généralement nombreux dans le secteur.

la bonne humeur règne dans ce départ nocturne
la bonne humeur règne dans ce départ nocturne

Le talus estinstable et la lueur de nos frontales à peine suffisante pour éclairer le parcours. La pente commence à se redresser d’avantage et nous devons nous aider de nos mains pour passer certains ressauts. Après plusieurs passages un peu techniques, nous savons qu’il est temps de nous encorder. La pénombre est toutefois si profonde qu’aucun de nous n’arrive vraiment à voir si nous sommes au pied de l’arête. Nous décidons de nous arrêter pour faire une pause et attendre les premières lueurs du jour pour réévaluer notre trajectoire.

Il fait froid et, aux petites heures du matin, le sommeil semble vouloir nous rattraper. Un rat a décidé de nous mener la vie dure et s’attaque à nos sacs à dos pour y trouver de la nourriture. Même les cailloux que nous lui jetons ne semblent pas le décourager.

Enfin le ciel s’éclaircit, ce qui nous permet de nous orienter. Après avoir grignoté une maigre barre de céréale nous nous remettons à grimper. Il ne faut pas trop trainer car la route est encore bien longue.

Nous avalons le dénivelé positif plutôt rapidement pendant la matinée, qui est chaude etensoleillée. Nous alternons les passages faciles et succession de vires herbeuses au rocher instable.

Moraine Lake
Une vue qui en vaut la peine. Tout en bas, le lac Moraine
grimpeurs sur l'arête est du Mont Temple
tout là-haut sur l’arête, la vue est imprenable

Puis, nous arrivons au passage où sont concentrées les difficultés techniques de la voie : deux longueurs de 5.7 suivies de quelques longueurs en 5.5 avant de rejoindre la vire médiane de l’arête.

Mont Temple Arête Est
un des passages clé dans du rocher bien pourri

La cordée constituée d’Hervé, Thomas et moi prend les devants. Le rocher friable rend le passage délicat, surtout encordés en flèche où deux personnes secondent le grimpeur de tête, chacune sur une corde indépendante. Le premier doit évidemment s’assurer de ne pas faire tomber de rocher sur la tête du second, juste en dessous.

Puis, Kent prend la tête de la seconde cordée, secondé par Seb. À quelques mètres audessus de la vire, une prise de main casse et Kent fait une chute qui le ramène directement sur la vire dans un fracas de douleur; son pied a percuté la vire en premier lui fracturant la cheville nette.

Je comprends vite en entendant les hurlements qu’un accident s’est produit. Seule au relais suivant et en bout de corde, je suis complètement inutile. Plusieurs minutes s’écoulent et je vois enfin poindre un bout de casque. Kent a réussi, de peine et de misère, à sortir les longueurs clés et à rejoindre notre cordée sur une vire de bonne taille.

Je l’accueille avec grand soulagement, car l’idée d’avoir à effectuer un secours en paroi dans ce rocher de qualité douteuse me semblait peu réjouissante.

Kent a eu de la chance de ne s’en tirer avec une simple blessure à la cheville; aussi encombrante soit-elle, sa vie n’était pas menacée. Nous nous rendons cependant vite à l’évidence que la seule option viable pour Kent est d’appeler les secours du Parc National de Banff. Avec une cheville fracturée, il lui est impossible de compléter l’ascension, puisqu’après l’arête, il faudrait grimper la pente de neige sommitale et entamer une descente de plusieurs heures dansdu terrain instable.

Avec regret, Seb sort sa radio de son sac et appelle les secours.

appel des secours
Allo, l’hélico…Roger 10-4

Notre groupe rejoint la grande vire médiane d’où il est plus facile pour l’hélicoptère de récupérer Kent et Seb. Je dois avouer qu’à ce moment-là, nous souhaitons être évacués par hélico également, ce qui est impossible vue la taille de notre groupe. Puisqu’il reste encore plusieurs heures de clarté et qu’aucun de nous trois n’est en détresse, nous savons que nous devons continuer.

Nous transvidons le contenu des bouteilles d’eau de Seb et Kent dans les nôtres, prenons ce qui leur reste de nourriture et convenons qu’ils iront à l’hôpital de Banff avec notre camion, et qu’ils nous récupéreront ensuite sur le stationnement dans la soirée.

Secoues par l’accident denotre amis mais surtout conscients du temps précieux que l’accident nous a fait perdre, Hervé, Thomas et moi reprenons notre ascension en direction des “Black Towers” aussitôt que nous entendons l’hélico approcher.

Banff SAR
Secours du Parc de Banff à l’approche

Puis, nous voyons la cordée être soulevés de la vire, suspendus par leurs harnais à un long câble, comme deux minuscules araignées, se faire basculer en pleine vitesse au-dessus du vide et redescendre dans la vallée. La vue de l’hélitreuillage est si impressionnante, que l’envie d’être évacués nous passe et nous avons redoublons d’ardeur dans la grimpe.

blacktowers
A l’approche des Black Towers, la section la plus engagée de la course qui vaut bien sa cotation en IV

Les “Black Towers” se révèlent être un cauchemar. Le rocher friable de la vire inférieure semble solide et compact en comparaison. Après plusieurs erreurs de trajectoires et une désescalade de névé exposée, nous nous retrouvons dans l’ombre de la face, un dédale de poussière et de rocher friable qui se dérobe sous nos pieds et n’offre aucun encrage solide pour nos protections. A chaque pas, Hervé nous projette une pluie de rocher en pleine tête.

Essayant tant bien que mal de nous abriter, Thomas et moi sommes aussi inquiets de voir chuter notre premier de cordée que de se faire décapiter par une pierre. Transis de froid, nos bouteilles d’eau complètement à sec, nous commençons à avoir le morale dans les chaussettes, chaussettes qui soit-dit en passant sont trempées depuis notre traversée du névé.

À ce moment, Thomas trouve les mots justes pour décrire les fameuses “Black Tower”; avec un air grave et une mine déconfite, il me regarda et dit avec son accent français: “Les Black Tower, c’est l’enfer sur Terre”. Je suis tout à fait d’accord.

La mine d’Hervé, notre premier de cordée n’est guère plus rassurante. Complètement déshydraté, il nous affirme que si à la fin de la prochaine longueur nous ne sortons pas sur l’arête sommitale, il va jeter l’éponge. Définitivement le plus expérimenté de nous trois, avec un moral d’acier et un instinct remarquable, le fait d’entendre mon cher fiancé jeter l’éponge n’est pas rassurant. Bien que je ne sache pas trop ce qui nous attende si Hervé décide de ne pas continuer :

Est-ce que cela signifie un bivouac dans la voie à 3500m? Une hypothermie assurée et des engelures certaines à mes pieds mouillés? La mort par la faim et la soif ? Je lance ma petite prièrepour qu’il atteigne le sommet de l’arête et la pente de neige sur la face nord.

Hervé fini par rejoindre le sommet de l’arête suivi de peu par Thomas et moi, ragaillardis par l’espoir d’enfin terminer cette course. Quelle n’est pas ma déception quand je vois la distance qui nous sépare encore du sommet du Mont Temple! Vers 20h00, avec près de 15 heures d’ascension, l’idée de marcher en crampons et piolet pendant encore au moins une heure ne me fait pas rêver. De plus, la pente de neige semble plutôt glacée, surplombant les imposants séracs de la face Nord.

Arête Sommitale du Mont Temple
Si près du but…

Armée de mon piolet playmobil, je me maudit de m’accrocher à mes réflexes à l’européenne, avec un sac à dos minimaliste et de l’équipement hyper-léger. Si le poids du sac est un facteur qui peut ralentir le rythme, le climat et l’isolement des Rocheuses Canadienne requiert quelques kilos de matériel supplémentaires pour faire face à des situations d’urgence.

Malgré tout, la traversée de la pente de neige se passe plutôt bien, Hervé et Thomas m’encordent au milieu afin de compenser une chute potentielle due à mes encrages moins qu’optimaux.

Nous atteignons le sommet vers 20h30, sous un ciel d’une beauté ahurissante, fatigués, soulagés et fiers. Sans trop tarder, nous capturons l’instant par quelques photos, enlevons nos crampons et entamons la descente par la voie normale du Mont Temple, un des scrambles les plus longs et engagés du secteur. Nous voulons perdre le plus de dénivelé possible avant la tombée de la nuit, car nous savons que l’itinéraire de descente peut s’avérer difficile à trouver.

sommet du Mont Temple
Au sommet, heureux de ne pas avoir à passer la nuit dans la face!

De retour à l’étage subalpin, en pleine pénombre, nous sommes également de retour en terrain à grizzli. Les autorités du Parc National recommandent de circuler en groupe de quatre ou plus et de rester groupé, sous peine d’amende salée… ou d’une rencontre inopportune.

Malgré l’épuisement, nous finissons la longue descente en chantant et frappant dans nos mains et en espérant que les rangers ont mieux à faire que de patrouiller les sentiers à minuit.

Nous rejoignons le stationnement du Lac Moraine vers minuit et demi. Il n’y aucune âme en vue. Une bonne demi-heure plus tard, affalés les uns sur les autres sur le stationnement, nous entendons finalement le ronronnement caractéristique de notre camion au loin. Seb arrive pourvenir nous chercher!

Rongé par l’inquiétude, il a arpenté la route plusieurs fois pour tenter de nous trouver et était prêt à alerter les secours à la première heure du jour.

Sur le chemin du retour, en finissant les restes de gruau d’avoine insipide laissé la veille tant nous sommes affamés, nous entendons l’alarme sonner; il est1h00 du matin. Nous terminons uneascension qui a durée 24 heures.

Les 24 heures les plus longues de ma vie…